Les caricatures des fonctionnaires sont définitivement derrière nous.

françois en clarinval
10.07.2020

La rencontre entre un homme politique et un syndicaliste n’est actuellement pas sans risques. C’est ainsi que le président de la FGTB Robert Vertenueil a dû démissionner après une double interview un peu trop aimable au goût de son arrière-ban avec le président du MR Georges-Louis Bouchez. Le président du SLFP François Fernandez-Corrales n’a pas froid aux yeux et il s’est rendu chez David Clarinval, le tout nouveau vice-Premier ministre MR et ministre de tutelle des fonctionnaires fédéraux. Pas de soucis : tout s’est bien déroulé… Le ministre MR et le président du SLFP ont jeté un regard sur le champ de bataille du corona de ces derniers mois et ils ont tiré les conclusions suivantes : les services publics ont rempli leur rôle à la perfection.

Ministre Clarinval : « Tous les départements ont parfaitement joué leur rôle dans des conditions difficiles, avec des obligations de changements inédits et à une vitesse incroyable »

Argument : En ces temps de crise du coronavirus, tous les services publics ont plus que prouvé leur utilité et ils ont aidé à continuer de faire tourner le pays. Voulez-vous adresser un message particulier à tous les fonctionnaires ?

David Clarinval : « Tout d’abord je vous remercie de me donner la parole dans votre magazine Argument pour m’adresser à tous les fonctionnaires. Ces derniers mois ont démontré que les services publics en général - et ceux du fédéral en particulier - sont essentiels. Tous les départements ont parfaitement joué leur rôle dans des conditions difficiles, avec des obligations de changements inédits et à une vitesse incroyable. Je tiens à remercier l’ensemble des agents, contractuels et statutaires, pour leurs efforts. Nous avons un service public qui est performant et flexible. Je sais que mon parti, le MR, a parfois été un peu maladroit avec les services publics par une vision un peu trop caricaturale ou négative. C’est l’occasion pour moi et mon parti de reconnaître qu’il y a eu des maladresses et de corriger le tir. La Première ministre Sophie Wilmès l’a démontré en abandonnant, quand elle était ministre de la Fonction publique, le projet CODEX et de même pour la contractualisation. Nous avons mené des négociations avec les différents syndicats pour prendre des mesures dans cette période de crise, nous avons fait des efforts budgétaires pour la police locale et fédérale dans le cadre de la problématique de fin de carrière. Concrètement, 97 millions d’euros sont prévus pour la police locale et 34 millions d’euros pour la police fédérale. Nous avons mis en place le second pilier pour les agents contractuels fédéraux : 54 millions d’euros en 2019 et 32 millions en 2020 et les années suivantes. Je pense aussi aux avancées comme le congé parental corona pour tous les travailleurs qui ont eu des difficultés pour faire garder leurs enfants durant cette crise. »

François Fernandez : « J’entends ici un message important pour tous les fonctionnaires, monsieur le ministre. Je suis heureux de l’entendre. »

David Clarinval : « La vision des syndicats est essentielle pour avoir une vision complète dans les dossiers. Et notre nouveau président Georges-Louis Bouchez est très ouvert au dialogue avec les syndicats, aussi avec d'autres que les libéraux. Vous avez pu le constater récemment par la rencontre avec le président de la FGTB, qui a fait des étincelles. Nous avons besoin d’un gouvernement de plein exercice pour régler les défis de la fonction publique. Il y a la discrimination entre les statutaires et les contractuels, la pension complémentaire, la difficulté du recrutement. Je signe chaque semaine des dérogations pour les engagements. Nous devons régler les pénuries dans les différents secteurs. Je pense aussi au recrutement problématique d’informaticiens, notamment. »

François Fernandez : « Regardons aussi la concurrence qu’il y a entre le secteur public et le privé. Je ne vise pas la privatisation des services publics, mais les jeunes qui arrivent sur un marché très concurrentiel après leurs études. J’espère que cette crise servira de déclic chez les jeunes et qu’ils vont s’engager dans la fonction publique pour travailler dans l’intérêt général de la population. Mais la concurrence entre le privé et le public est énorme ».

David Clarinval : « Tant dans le privé que dans le public, nous avons des difficultés à recruter des profils pointus. Il y a aussi une individualisation plus importante de la société. Un jeune qui termine ses études et bénéficie de toutes sortes d'avantages, comme une voiture de société, fait rapidement le choix pour le secteur privé. De plus, la génération actuelle pense moins à long terme et passe d'un emploi à l'autre. Il y a une volonté de zapping. Une carrière stable dans le secteur public, avec une sécurité salariale à long terme et une bonne pension, devient alors moins pertinente à leurs yeux. Pour certains profils il faut une revalorisation. Dans le débat sur les blouses blanches j’ai plaidé pour une revalorisation des infirmières et des infirmiers. C’est un métier pénible et indispensable. Nous l'avons très bien ressenti au cours des derniers mois. Pour trouver du personnel soignant de valeur à long terme, il faut donc leur donner un salaire décent. »

Argument : certains secteurs ont connu énormément de souffrances humaines, dans les hôpitaux, les maisons de repos et de soins, les soins aux porteurs de handicap, l’aide à la jeunesse. Le personnel est sur les genoux. Après les applaudissements, le personnel de la santé est aussi en attente de perspectives concrètes : plus de personnel, plus de respect, une meilleure rémunération. Quels moyens le gouvernement peut-il et mettra-t-il en œuvre pour y répondre ?

David Clarinval : « Vous avez raison. La crise du coronavirus a au moins eu le mérite de montrer à tous que certains secteurs de notre société ont été sous-estimés. Les soins de san té doivent être soutenus. Le gouvernement a décidé de créer un groupe de travail pour étudier la revalorisation et le refinancement des hôpitaux. Maggie De Block (ministre de la Santé publique), Nathalie Muylle (ministre de l’Emploi) et moi-même avons entamé les discussions. Nous avons déjà mis 400 millions d’euros sur la table, pour le fonds des blouses blanches. Il y a aussi les 150 millions d’euros du fonds IF.IC (l’asbl qui établit avec compétence la classification des fonctions et est gérée par les syndicats et les employeurs) qui devraient pouvoir être débloqués. Vous me demandez un fonds complémentaire. Si nous écoutons l’ensemble des revendications du secteur - et c’est très large : les hôpitaux, tous les soins de santé… - nous arrivons à une enveloppe structurelle d’un milliard d’euros à mettre sur la table. Je ne pense pas que nous serons capables de mettre un milliard sur la table en sus des 550 millions dont j’ai parlé. Par contre, je pense que nous pourrons faire un effort complémentaire et mettre quelques centaines de millions d’euros structurels, donc chaque année, en plus sur la table qui permettront à la fois de revaloriser les salaires, de rendre la profession plus attractive et de lutter contre les pénuries. Et de facto diminuer la charge de travail qui est très élevée à l’heure actuelle. »

Argument : En raison de la crise corona, le déficit budgétaire du pays pourrait se chiffrer à 50 milliards d’euros cette année. C’est ce que vous avez expliqué à la Commission des Finances et du Budget de la Chambre. Du côté des dépenses, l’autorité fédérale a déjà pris des mesures pour presque 10 milliards d’euros. Le SLFP espère en tout cas que les services publics ne se verront pas présenter la facture de la crise corona. Comment voyez-vous les choses ?
Argument : le télétravail doit aller de pair avec une intervention sérieuse dans les frais, correspondant mieux aux dépenses réelles d’énergie, au coût de l’espace de bureau permanent à domicile, et d'un équipement convenable et d'une connexion numérique sécurisée. Prévoit-on un espace budgétaire pour ceci ?

David Clarinval : « Rappelons que mon prédécesseur a été chargé de réduire les recrutements, voire même de ne pas remplacer le personnel pensionné. Des économies majeures ont déjà été faites. Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans cet état d’esprit. Dans les années à venir, on n’aura plus de plans de restructuration comme nous en avons connu dans le passé. Nous allons clairement réinvestir dans certains secteurs. Mais il faut savoir que le déficit budgétaire est ce qu’il est. Il faudra se poser la question de voir si, au niveau de la Belgique dans son ensemble, il ne faut pas mettre en place une meilleure organisation et une autre répartition des moyens. Les régions représentent une masse de dépenses importante pour le niveau fédéral. Chacun devra faire un effort. Le fédéral ne peut pas porter la charge entière du déficit. Ce seront des décisions à prendre par le futur gouvernement. Lors des négociations pour un prochain gouvernement, mon parti défendra le refinancement des services publics et en particulier le secteur des soins. »

François Fernandez : « La crise sanitaire a démontré que les services publics sont essentiels, que le personnel peut s’adapter et s’il y a une leçon à tirer, c’est que la fonction publique s’est redynamisée suite aux changements que nous avons connus. Le SLFP plaide pour une approche structurelle et pour un réinvestissement dans le secteur public. La consolidation de l’appareil administratif, en d’autres termes, pas de généralisation de la contractualisation ou privatisation des services à la population comme c’est le cas en Flandre ou comme le ministre de la fonction publique (N-VA) voulait le faire il y a quelque temps. Un terme au non-remplacement des membres du personnel pensionné. 

Argument : Sous la contrainte de la quarantaine et du confinement, l’ensemble de la fonction publique a transformé sa manière de travailler en toute hâte. Le télétravail est devenu le mot d’ordre et ce l’est encore toujours. Tous les services ont continué à tourner de cette manière. Pour de nombreuses personnes c’était une nouvelle façon de travailler. Nous comprenons des nombreuses réactions que le personnel veut continuer à pratiquer le télétravail. Le ministre flamand Bart Somers, ayant le Vivre ensemble et la Politique intérieure dans ses attributions, veut faire du télétravail la norme pour les fonctionnaires flamands. Qu’en pensez-vous ?

David Clarinval : « Le télétravail a très bien fonctionné. Au plus fort de la pandémie, 88% du personnel fédéral a presté en télétravail : 72% à temps plein et 16% entre 1 et 4 jours par semaine. Mais je ne crois pas que le télétravail doive devenir la norme, je n’en suis pas partisan. Par contre, il me semble effectivement nécessaire de revoir les normes de télétravail et d’amplifier la règle actuelle de 3 jours autorisés par semaine en base annuelle. Cela aura un impact sur la mobilité et donc une économie d’échelle. Le service public ne doit pas faire dans l’individualisation, il doit permettre de concilier vie professionnelle et vie privée le mieux possible. Durant cette crise, le télétravail n’a pas toujours pu être optimum en raison de la présence des enfants, de connexions internet défaillantes, d’absence de chaises ergonomiques... Je viens d’envoyer un courrier au Collège des présidents pour regrouper les informations, faire une ana- lyse de cette question afin de voir comment les choses se sont passées dans la pratique, et faire des propositions. Donc, oui pour un cadre de télétravail comprenant également un contrôle qualitatif et quantitatif du personnel. »

David Clarinval : « Oui, tout à fait d’accord avec vous. Si on met en place un télétravail davantage généralisé, il faudra effectivement que l’on veille aux dépenses que cela engendre pour le télétravailleur. »

Argument : la sécurité du personnel se trouve en tête des préoccupations du SLFP. La crise du coronavirus a dévoilé quelques faiblesses. L’éparpillement des compétences, et nous songeons à la santé publique, a peut-être coûté des vies. La carence en moyens de protection a constitué le fil rouge de cette crise. Qu’en concluez-vous ?

David Clarinval : « La forme de notre Etat n’a pas facilité les choses. Je ne souhaite pas une réforme de l’Etat, mais il y a des leçons à retirer de cet éparpillement des compétences. Le fédéral a dû pallier les carences et prendre en charge des compétences qui sont régionales et non fédérales. »

François Fernandez : « Au sujet des maisons de repos, nous constatons que cela est devenu une niche d’investissement. Donc, pour faire des bénéfices, on économise sur le personnel et le fonctionnement pour rétribuer les actionnaires investisseurs. Ceci peut expliquer les problèmes de gestion de certaines maisons de repos. »

David Clarinval : « Ce n’est pas croyable que l’armée ait dû être appelée dans certaines maisons de repos, parce que les responsables régionaux ont été dépassés ou n’avaient rien prévu pour gérer les situations de crise dans leurs départements ! Il y a eu un manque de prise de responsabilité et je salue les collègues du fédéral qui y ont fait face du mieux possible. Je remercie la Défense également pour son aide. Il va falloir revoir certaines choses et rationaliser les compétences, mais une fois encore, je ne demande pas une réforme de l’Etat. »

Argument : la crise du coronavirus a éclaté dans une période politique tourmentée : il n’y a pas de gouvernement fédéral de plein exercice. Comment voyez-vous l’issue ? Quand y aura-t- il un gouvernement ? Ou allons-nous vers des élections ?

David Clarinval : « Je suis par nature optimiste, il faut rechercher une majorité parlementaire. Mais je constate beaucoup d’exclusives. Mon parti n’en a aucune : il parle avec tous les partis, sauf les extrémistes, qu’ils soient de gauche ou de droite. Dans tous les cas, je ne suis pas partisan d’aller aux élections. Une partie de la population est assez remontée suite à la crise du coronavirus et donc aller aux élections ne fera qu’aggraver davantage la situation et compliquer plus encore la recherche d’une coalition. Ceci dit, ce ne sera pas facile et ici je peux vous dire que je suis assez pessimiste. »

Argument : Comment avez-vous vécu personnellement les derniers mois ? Quelles conclusions tirez-vous de la crise que nous avons vécue ? Craignez-vous une nouvelle vague ?

David Clarinval : « Cette période fut assez difficile moralement et physiquement. Je n’ai jamais connu cela, ni durant mes activités de chef d’entreprise, ni de bourgmestre ou de député. Pour un libéral, devoir réduire les libertés individuelles est très difficile. Nous avons dû mettre en place quelque chose qui nous était inconnu. Le confinement de la population et une crise de cette ampleur étaient inédits, certainement depuis la seconde guerre. Physiquement ce fut très éprouvant, parce que j’étais tout le temps sur le pont, 7 jours sur 7, réunions du Kern, réunions du CNS, vidéoconférences… Heureusement que mon équipe était très disponible. Ce n’est que depuis le 13 juin que cela se calme un peu. Je dois avant tout remercier l’ensemble du personnel de la fonction publique qui a été à la hauteur de la tâche et qui a prouvé ainsi à quel point il est performant et flexible. Une nouvelle vague ? Je n’y crois pas des foyers de contagion mais revenir à un confinement complet, je ne pense pas que ce sera nécessaire. »

Argument : merci, Monsieur le Ministre pour cette interview.

 

Texte : Bert Cornelis et Cindy Willem - Argument juillet 2020